Les critiques à l’égard du maintien de la paix des Nations Unies, de ses Casques bleus, sont nombreuses et font souvent, plus que ses succès, les gros titres de la presse nationale ou internationale ; le maintien de la paix subit les railleries d’opinions publiques, de classes politiques et de militaires qui comprennent mal comment fonctionnent les Nations Unies, où se situent, dans cette structure, l’ONU, les responsabilités des uns et des autres.
Chaque fois qu’une nouvelle crise surgit dans un pays où ils sont déployés, souvent en dernier recours faute d’autres candidats, et qu’ils ont du mal à y faire face, avec leurs moyens toujours limités, le ton des uns et des autres à leur égard oscille alors souvent entre la moquerie et la condescendance. Et cette image a la vie dure. 20 ans après, les commentateurs de tous poils parlent encore des échecs des Casques bleus en Bosnie-Herzégovine, en Somalie et au Rwanda. Mais cela fait aujourd’hui plus de 20 ans : deux décennies que l’ONU a utilisé pour faire son autocritique dans plusieurs rapports majeurs (rapport sur Srebrenica, rapport sur le Rwanda et rapport Brahimi, HIPPO). D’ailleurs, les véritables responsables de ces échecs ne sont souvent pas ceux auxquels on pense de prime abord. Ces opérations sont des actions collectives et si échec il y a, il ne peut alors qu’être collectif, celui des donneurs d’ordre comme celui des contributeurs de tous ordres. De plus, l’ONU est la seule organisation de sécurité où ceux qui décident ne sont pas les mêmes que ceux qui contribuent et que ceux qui financent. Cette dilution des responsabilités amène souvent à des dérives que les Casques bleus ne peuvent que tenter de contenir.
Il n’en reste pas moins que le maintien de la paix de 2016 ne ressemble plus guère à celui des années 90. Il s’est affirmé, structuré et professionnalisé. Beaucoup reste encore à faire (notamment dans la qualité du recrutement des personnels, la formation et l’organisation du soutien des opérations), mais il s’est amélioré dans ses structures et dans ses procédures. Ceci est mal connu, surtout par les plus critiques. Il est vrai que l’ONU a souvent pêché par l’absence de stratégie de communication offensive qui combatte les idées reçues. Ceci est bien dommage dans un contexte où l’ONU a une véritable valeur ajoutée dans la gestion des conflits par son approche (multidimensionnelle et politico-militaire où le politique guide toujours le militaire).
Une amélioration des structures
Le Département des opérations de maintien de la paix (DOMP) est une jeune organisation de 24 ans qui a émergé du Département des Affaires politiques spéciales en charge de ces opérations depuis 1956. Au moment de leur augmentation exponentielle au début des années 90, le Secrétaire général a très vite compris qu’il ne pourrait suivre la conduite de ses opérations en bricolant ici et là, en sous-effectif constant et sans réelle expertise militaire. Il a donc, en la personne de Boutros Boutros-Ghali, entamé une « remise à niveau » progressive de ses structures en charge du suivi des opérations, avec les moyens (notamment financiers) qu’ont bien voulu lui accorder les Etats membres. En 1993, le DOMP ne comprenait que 46 personnes ; il en comprend aujourd’hui environ 450, avec à ses côtés, depuis 2007, un Département de l’appui aux missions (DAM), aux effectifs similaires, en charge de toute la logistique des opérations. Ces réformes se sont faites par à-coups, après de multiples crises donnant lieu à de nombreux rapports, souvent avec la réticence de certains Etats. On peut le déplorer, mais la réalité est que toute réforme au sein d’une organisation intergouvernementale de 193 Etats membres ne peut qu’être incrémentale.
Dans les années 90, la professionnalisation passe par la création d’une série de nouvelles structures : un Centre de situation de 20 personnes, fonctionnant 24 heures sur 24 qui doit recueillir les informations provenant des différentes missions et pouvoir présenter à tout moment la situation existant sur les théâtres d’opération (celui-ci sera intégré en 2013 au Centre d’opérations et de crises de l’ONU) ; une équipe de gestion des forces en attente (Standby Forces Management Team) qui s’est transformée en 2016 en une unité pour la génération de force stratégique et la planification des capacités (Strategic Force Generation and Capability Planning Cell) ; une Unité des leçons apprises (devenue Unité des pratique optimales en 2010). Le Bureau du conseiller militaire est renforcé grâce notamment à la mise à disposition de militaires par leurs Etats (pratique à laquelle il sera mis fin en 1999) et devient une Division militaire puis un Bureau des Affaires militaires.
Dans les années 2000, un autre train de réformes est engagé, notamment suite aux recommandations du rapport Brahimi. Les effectifs du DOMP sont à nouveau augmentés (de 93 personnes) ; des cellules politico-militaires d’analyse de l’information (JMAC) voient le jour sur le terrain à partir de 2004 ; des réseaux de communication et d’information standardisés sont développés ; le Bureau des Affaires militaires est renforcé (planification, missions en cours, génération de forces, formation et évaluation) et comprend depuis une centaine d’officiers qui couvrent pour les opérations de l’ONU les compétences gérées dans l’OTAN par Shape, SACT (Commandant suprême allié Transformation) et l’Etat-major militaire international (avec plus de 2 000 personnes !) ; un Bureau chargé des institutions de sécurité et de l’état de droit est créé en 2007 pour prendre en compte les aspects transversaux des crises ; une Division de police est créée puis renforcée ; le poste d’une sorte d’Inspecteur général des personnels en uniforme (Office of Peacekeeping Strategic Partnerships) a été mis en place en 2011 ; un Bureau en charge de la formation, de la doctrine et de l’élaboration de directives est créé ; une base de stocks en réserve est mise sur pied au sein de la base logistique des Nations Unies de Brindisi, afin d’accroître le volume et la disponibilité d’équipements et de matériels stockés, et de limiter alors les délais qu’occasionne la passation de contrats de fournitures lors du lancement de chaque opération.
Une professionnalisation des manières de travailler
Cette professionnalisation des structures était indispensable pour une organisation qui est progressivement devenue le premier déployeur de troupes au monde, de personnels déployés dans des environnements de plus en plus dangereux, où le bricolage et le manque d’expertise militaire ont un impact direct sur la vie des gens déployés. Au-delà des structures, il fallait donc améliorer les procédures et les manières de travailler entre toutes les composantes d’une mission. Le DOMP, et en particulier le Bureau des affaires militaires, ont ainsi conduit un travail sans précédent d’amélioration des standards et d’élaboration d’une série de documents de doctrine et de lignes directrices permettant de mieux encadrer les manières de travailler et de donner du sens à ces différentes activités.
En 2008, le DOMP publie pour la première fois une « Doctrine fondamentale » (Capstone Doctrine) pour asseoir la spécificité comme les limites d’une pratique qui s’est développée au fil des opérations et mieux définir les conditions de leur succès. Elle constitue un premier pas vers une compréhension commune de ces opérations, mais elle reste malheureusement méconnue faute de n’avoir pas été formellement endossée par l’ensemble des Etats membres. Elle existe pourtant et devrait être à la base de toutes les formations données dans le monde sur le maintien de la paix.
Cette doctrine a permis l’élaboration progressive d’un certain nombre de directives et de standards permettant de définir un langage commun entre le Secrétariat, les missions sur le terrain et les contributeurs de troupes. Ces standards militaires fondent aussi les processus de planification et d’expression des besoins. En 2014, une série de « manuels » a été rédigée, en coopération avec les Etats membres, pour standardiser les concepts d’emploi, les organisations, les capacités, l’entraînement et l’évaluation des différents types d’unités engagées dans les opérations de maintien de la paix : le génie, l’état-major de force, la logistique, la composante maritime, la police militaire, les unités de reconnaissance, les unités fluviales, les forces spéciales, les unités de transport, l’aviation. En 2015-2016, le DOMP a élaboré une directive sur « l’amélioration de la performance et l’assurance d’une préparation opérationnelle » qui définit le cycle de préparation opérationnelle et d’emploi des contributions des Etats membres. Cette directive est complétée de deux documents permettant formellement l’évaluation opérationnelle des unités et états-majors déployés.
Ce corpus réglementaire fondamental oblige désormais les Etats membres à certifier, avant déploiement, que leurs unités soient véritablement opérationnelles. Cette certification doit se faire sur les compétences de base du soldat, sur la formation de pré-déploiement reçue et sur les questions de conduite et de discipline. L’évaluation opérationnelle exige que les commandants de force et les commandants de secteur inspectent les unités qui leur sont subordonnées et rapportent leurs évaluations au Secrétariat en précisant si ces critères ont bien été respectés par le contributeur de troupe. Les troupes de celui-ci peuvent être immédiatement rapatriés en cas de manquements – ceci a été fait pour la première fois à la MINUSCA à l’encontre des contingents ayant commis des abus sexuels. Le DOMP a rédigé un manuel d’état-major de force (Force Headquarters Handbook) comme référence pour la constitution de cet élément clé d’une opération. Enfin, un système de préparation des capacités été mis en place en remplacement du système des forces en attente. Ce système se veut plus dynamique au sens où il permet l’enregistrement des promesses de contribution des Etats membres en plusieurs étapes : la déclaration d’intention stratégique, une évaluation par le Bureau des Affaires militaires de l’état de préparation des unités, la négociation d’un accord d’entente (Memorandum of Understanding) générique pour l’engagement de telle ou telle unité à être déployée en 30, 60 ou 90 jours. Ceci doit permettre d’améliorer les échanges entre les besoins de l’Organisation et les capacités de ses Etats membres.
Le troisième chantier en cours est celui du développement capacitaire. Dans ce cadre, une structure de coordination générale a été mise en place (Uniformed Capability Steering Group) qui travaille directement pour les deux Secrétaires généraux adjoints. Dans ce cadre, huit projets ont été lancés pour répondre aux besoins capacitaires des Nations Unies dans les domaines suivants : la mobilité des troupes sur le théâtre d’opérations, la lutte anti-IED (Improvised Explosive Device, pour « engins explosifs improvisés »), les capacités en attente, le soutien médical, la planification, le renseignement et les menaces transversales. Cette définition doit permettre aux Etats de mieux calibrer leur contribution et ainsi d’améliorer la performance des contingents, non d’apporter des capacités qui ne seraient pas adaptées aux façons de travailler des Casques bleus. Un travail est également conduit par le DOMP pour réviser ses directives concernant les structures d’autorité, de commandement et de contrôle pour qu’elles soient mieux adaptées au contexte opérationnel actuel et mieux comprises par tous. Un autre travail est conduit sur l’amélioration des capacités de collecte et d’analyse de l’information (autrement dit, le renseignement), capacités indispensables pour assurer une meilleure protection de la mission et une meilleure connaissance de son environnement.
L’ensemble de ces documents fait l’objet d’un programme de mise en œuvre ambitieux avec des présentations organisées dans chaque région du monde. Des modules de formation sont également systématiquement développés et mis à disposition de l’ensemble des écoles de formation au maintien de la paix de par le monde. De fait, il ne tient qu’à l’ensemble des Etats membres, et tout particulièrement aux Etats contributeurs de troupes et de policiers, d’utiliser ces différents outils dans la formation de leurs personnels en uniforme et dans l’élaboration de leur contribution (planification, processus décisionnel, projection sur le terrain).
De nouveaux chantiers à lancer
Les structures du Secrétariat ont ainsi fait leur part du travail vers une plus grande professionnalisation de la pratique du maintien de la paix et une tentative d’interopérationnalisation des unités mises à disposition par les Etats. Une base de travail commune est désormais disponible : aux Etats de l’utiliser. C’est là le prochain chantier, le bon qualitatif que les Etats contributeurs doivent accomplir pour appliquer toutes ces mesures qui donnent une plus grande cohérence à ces opérations.
Les autres chantiers de réforme à venir concernent le soutien des opérations de maintien de la paix, les procédures de recrutement et une meilleure coordination interne. Le soutien d’opérations déployées dans des contextes sécuritaires fluides ne peut plus reposer sur des modes d’action reposant sur le temps long. Le déploiement d’une opération de maintien de la paix ne peut se faire sur le même mode que l’organisation d’une conférence internationale ou le fonctionnement des structures du Secrétariat. Il y a un tempo, des outils et des procédures qui doivent forcément être différents. De plus, le soutien d’opérations militaires ne peut plus exclusivement s’appuyer sur des procédures d’achat ou des contrats civils ; la professionnalisation du soutien de ces opérations doit sans doute passer par une certaine militarisation de ce soutien. Ces opérations doivent aussi pouvoir bénéficier de procédures de recrutement plus rapides que les 213 jours actuels. Ces recrutements doivent davantage privilégier l’expertise. Enfin, ces opérations doivent s’éloigner d’une approche en silos qui conduit chacun à rendre compte dans son domaine particulier mais qui empêche le partage d’information et la coordination indispensable à toute action multidimensionnelle. Pour cela, le leadership de chaque mission doit aussi pouvoir exercer une autorité plus grande sur les différents piliers de la mission dans le respect des spécificités de chacun.
Quels que soient leurs défauts, les opérations de maintien de la paix sont un outil à préserver ; il est le seul, le moins cher, dont la « communauté internationale » dispose pour gérer les crises de relative basse intensité. Avec plus de 126 000 hommes et femmes déployés de par le monde (si l’on compte les missions politiques spéciales), l’ONU est aujourd’hui le premier « déployeur » de troupes au monde pour un coût extrêmement bas (8,2 milliards de dollars, soit 0,5% des dépenses militaires mondiales). L’efficacité de ces opérations est l’affaire de tous, décideurs comme contributeurs. Il faut que les Etats qui composent ces opérations ou qui les décident les prennent plus au sérieux, politiquement et militairement.
Politiquement, une opération de maintien de la paix doit être soutenue, sur le long terme et presque au quotidien (pas simplement au moment du vote de la résolution la créant ou renouvelant son mandat), par les Etats (notamment ceux qui ont un poids sur les autorités locales en question) qui l’ont voulu et l’ont décidé. On ne peut que saluer à cet égard la volonté du DOMP de vouloir signer des « compacts » avec l’Etat-hôte et les autres institutions du système des Nations Unies (tel que l’avait recommandé le rapport du HIPPO) afin de guider la mise en œuvre des mandats des opérations de maintien de la paix et de rappeler à l’ensemble des parties leurs obligations. Une opération de maintien de la paix équivaut, en effet, à un contrat passé par un pays pour le remettre sur pied et le sortir de la crise : il reviendrait même au Conseil de sécurité de signer un tel « compact » et pas seulement au Secrétariat. Au-delà une série d’analyses devra sans doute aussi être menée sur les facteurs d’appropriation et de désappropriation des processus proposés par la « communauté internationale », comme sur les mesures additionnelles possibles pour faire plier certaines parties au conflit voire l’Etat-hôte (sanctions ciblées, pressions politiques, conditionnement de l’aide internationale).
Militairement, on ne peut que redire ici qu’une opération de maintien de la paix solide au plan militaire donne une plus grande autorité à son équipe dirigeante et permet de mieux faire avancer le processus politique qui la sous-tend. Ainsi, la robustesse politique accompagne la robustesse militaire et vice-versa. Et la robustesse militaire n’a rien à voir avec l’usage inconsidéré des armes : elle est question de posture, d’adaptation et de connaissance de son environnement, et de volonté. Les deux dépendent de la définition d’une stratégie cohérente au service de l’application impartiale du mandat.
La professionnalisation du maintien de la paix est une œuvre de longue haleine, un travail de Sisyphe, en raison du nombre d’acteurs impliqués, mais elle progresse. Le maintien de la paix, comme toute autre entreprise collective, a besoin d’investissement, de sérieux et de volonté d’agir. Dans cette entreprise, les pays occidentaux doivent reprendre toute leur place en apportant des capacités rares (nouvelles technologies, moyens de collecte du renseignement) tout en respectant les spécificités de ces opérations pour éviter de créer un maintien de la paix à deux vitesses. La cohésion de ces opérations est certainement un autre défi de leur quotidien.